« Un besoin pathologique d’être vu » : les barreaux confrontés aux outrances de leurs avocats

Ses interventions font régulièrement polémique, au point de faire l’objet de compilations sur les réseaux sociaux. Dans les émissions auxquelles elle participe, l’avocate Sarah Saldmann teste régulièrement les limites de la liberté d’expression de sa profession. « Ce sont des gens excessivement chiants, […] c’est boring d’aller dîner avec un végétarien, il n’y a rien de pire, ils broutent de l’herbe, ils bouffent des graines… C’est l’enfer les végans, l’enfer sur terre ! », déclarait cette trentenaire le 10 mai 2022 dans Les Grandes Gueules, sur RMC. Voire, parfois, de l’insulte : « Ils commencent à nous emmerder ces écolos », s’étouffait-elle le 16 décembre 2022. Elle fustige régulièrement les « assistés », les « personnes qui vivent sous perfusion d’allocs, sous perfusion d’aides, qui sont vautrées sur leur canapé à bouffer des chips devant la télé toute la journée ».

Un avocat peut-il vraiment dire ça ? Dans un arrêté rendu le 22 décembre 2023, le conseil de discipline de l’ordre des avocats de Paris a prononcé un blâme à son encontre, accompagné d’une privation de faire partie du conseil de l’ordre pendant cinq ans. « La liberté d’expression de l’avocat ne l’autorise pas à donner de sa profession une image violente, vulgaire ou cynique », est-il expliqué. Cet arrêté, qui liste un florilège des déclarations les plus fleuries de Me Saldmann, est disponible sur le site du barreau de Paris depuis juin. Les procédures disciplinaires, jusqu’ici très discrètes, sont assumées de plus en plus publiquement par le conseil de l’ordre. Confrontés à une multiplication des prises de parole dans les médias et sur les réseaux sociaux des avocats, les bâtonniers tentent de rappeler la déontologie de la profession.

Un « besoin pathologique d’être vu »

« Tous ces jeunes que personne ne connaît et qui vont sur les chaînes d’information continue pour commenter tous les dossiers…, s’agace Pierre-Olivier Sur, ancien bâtonnier de Paris. Je pense beaucoup de mal de cette pratique. On sent les avocats qui veulent se faire un nom, exister, avoir une clientèle. C’est assez dégradant. » Christian Charrière-Bournazel, ancien président du Conseil national et des barreaux et ancien bâtonnier de Paris, commente : « L’avocat Stephen Hecquet (1919-1960) distinguait trois sortes d’avocats : les avocats à la cour, les avocats de cour, et les avocats sur cour. Il y a une tentation pour beaucoup de se montrer au grand public pour se faire connaître. Ce n’est pas en soi une faute déontologique. Tout dépend comment les choses sont faites. » L’indignation est moins contenue chez le pénaliste Philippe Sarda, également inscrit au barreau de Paris. « Beaucoup pâtissent d’un besoin pathologique d’être vu et reconnu », cingle-t-il.

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Le temps est loin où l’usage voulait que chaque avocat demande la permission à son bâtonnier avant de s’exprimer publiquement dans les médias. Le conseil de l’ordre tenait à préserver son image lisse et respectable jusqu’aux moindres interventions de ses membres. « Mais tout a changé en 1986. Il a été dit que l’avocat qui se manifeste publiquement doit en informer le bâtonnier. Ce dernier peut éventuellement lui dire de ne pas le faire. L’avocat peut alors décider de parler dans les médias sous sa responsabilité, quitte à y répondre devant le conseil de discipline », détaille Christian Charrière-Bournazel. En 1987, en conflit régulier avec le bâtonnier de Paris sur sa médiatisation, l’avocat Jacques Vergès, notamment défenseur de Klaus Barbie, se fait prendre en photo nu dans sa baignoire, en train de feuilleter Paris Match. Cette première provocation va en occasionner beaucoup d’autres, permettant aux avocats de s’exprimer de plus en plus librement dans les médias.

Des risques de suspension

Des règles existent. Donnés au fil des cours de déontologie du barreau – dont les formations s’étendent désormais aussi aux réseaux sociaux – les bons usages sont développés dans le règlement intérieur du barreau de Paris – un imposant document de plus de 410 pages. Dans son exercice, tout avocat doit ainsi respecter « les principes d’honneur, de loyauté, d’égalité et de non-discrimination, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération, et de courtoisie ». « Ces principes très clairement définis sont la colonne vertébrale de la profession. La liberté d’expression de l’avocat est très large, mais dans les limites d’une déontologie dont les bâtonniers, autorités de poursuites, sont les garants et qu’ils doivent faire respecter », explique Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux et ancienne bâtonnière de Paris.

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L’avocat convoqué à ces procédures disciplinaires s’expose à des peines allant de l’avertissement à la radiation, en passant par le blâme, puis l’interdiction d’exercer pour une durée maximale de trois ans, avec éventuellement une part de sursis. Fabrice Di Vizio, avocat qui s’est fait connaître pendant la crise des gilets jaunes et sa défense du mouvement antivax, a par exemple été l’objet d’une procédure disciplinaire du barreau de Paris. Le conseil de l’ordre lui a imposé en novembre 2022 six mois d’interdiction d’exercer avec sursis pour avoir « manqué aux principes essentiels de la profession d’avocat », ainsi que cinq mois d’interdiction de se présenter à l’ordre. Il lui était notamment reproché d’avoir tenu dans l’émission de Cyril Hanouna et sur Twitter des propos « vulgaires », « grossiers » et « offensants ». L’homme est toujours chroniqueur de « Touche pas à mon poste », où il officie d’ailleurs aux côtés de Sarah Saldmann.

Manque de media training

L’exemple est symptomatique d’une tendance lancée par les chaînes d’information en continu. Dans cet écosystème où l’on commente souvent les faits divers, le regard de l’avocat est très demandé, réputé autant pour son expertise judiciaire que pour son verbe haut. « Dernièrement, j’ai par exemple été appelé par une programmatrice qui insistait pour que j’intervienne sur une chaîne de télé après la découverte du corps de Lina, la jeune femme disparue en septembre 2023, se rappelle Philippe Sarda. Mais je ne connaissais pas le dossier. La journaliste m’apprenait la découverte du corps. Je n’allais pas intervenir ! » Des avocats choisissent ainsi de fixer des limites : « Je suis là pour donner une explication juridique, explique Pierre-Olivier Sur. Je m’interdis absolument d’intervenir pour commenter un procès ou pour donner mon avis sur les avocats. La ligne que les confrères devraient suivre est simple : on ne commente pas les dossiers des autres. »

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Un cordon sanitaire qu’ils s’imposent pour leurs propres affaires : « J’ai été à l’école d’Henri Leclerc. Quand il avait un procès médiatisé à la cour d’assises, il avait pour habitude de refuser de commenter les dossiers en cours, observe Philippe Sarda, qui a travaillé à ses côtés. Il faisait parfois une conférence de presse quelques semaines après le début du procès, mais c’est tout. » Une habitude que certains jugent difficile à tenir aujourd’hui, à l’exemple de Randall Schwerdorffer : « Dans les années 1980-1990, un avocat qui passait à la télé était l’exception. Il n’y avait pas de créneau pour les émissions judiciaires. Il n’y avait pas non plus de réseaux sociaux, ce qui induisait moins de pression, et moins de crainte que la parole de la défense ne soit effacée en cas de silence. » Cet avocat s’est retrouvé au cœur d’une tempête médiatique après avoir annoncé en direct à la télévision que son client, Jonathann Daval, avait causé « de façon accidentelle la mort de son épouse ». « J’ai beaucoup appris depuis. Avant de répondre à la presse, il faut prendre un temps, ne pas céder, sortir de l’émotion. Il faut aussi savoir dire non », avance-t-il, non sans regretter un « manque de media training » au sein de la profession. Médias dans lesquels il intervient désormais, notamment sur le plateau des Grandes Gueules, sur RMC.

Les risques de TikTok

Mais la question s’étend au-delà des médias traditionnels. En septembre, les vidéos TikTok de Nadia El Bouroumi, avocate de deux des accusés dans le cadre du procès des viols de Mazan, ont suscité un tollé dans et en dehors de la profession. A tel point que le bâtonnier d’Avignon, où se tient le procès, s’est fendu d’un communiqué le 23 septembre. Il rappelle que « les « règles déontologiques de l’avocat visent à préserver la dignité de la profession et la confiance du justiciable », non sans insister sur le fait que « la liberté d’expression de l’avocat est fondamentale dans l’exercice des droits de la défense ». Le cas d’Avignon illustre une procédure d’ordinaire beaucoup plus feutrée. « Des sanctions ont été prononcées parce que des confrères oublient de faire preuve d’une certaine prudence quand ils font des contenus sur les réseaux. Parfois, on peut voir des noms de clients, le contenu de dossiers… », remarque Laura Ben Kemoun, vice-présidente de l’UJA.

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La profession sait parfaitement qu’elle joue un jeu d’équilibriste. « Il y a une grande tentation aujourd’hui chez l’avocat de communiquer sur Internet, reprend Me Charrière-Bournazel. Le problème est délicat, parce qu’il y a d’un côté la liberté totale qui a été conférée au fil des années, et de l’autre les principes déontologiques d’honneur, de respect, auquel il doit se soumettre en permanence ». Désormais les syndicats, comme l’Union des jeunes avocats, dispensent aussi des formations. Pour éviter les sorties de route, Charles Ohlgusser, avocat au barreau de Paris et membre du conseil de l’ordre, répète un précepte bien connu : « Communiquez comme si votre bâtonnier regardait par-dessus votre épaule. » Valable aussi bien sur les réseaux sociaux que sur les chaînes d’information.

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