Sitôt descendus du bus, ils filent vers le stade en file indienne, la main gauche posée sur l’épaule du joueur de devant. Bandeau noir sur les yeux, ils encerclent à présent le coach. « Vous avez compris où je veux en venir », leur explique Toussaint Akpweh. « On construit progressivement nos déplacements. Je veux une occupation rationnelle du terrain, un repositionnement offensif. Vous devez aussi vous parler, vous toucher, on doit sentir le collectif. Gaël, Fabrice, vous m’avez fait douter ce matin, j’attends plus de jeu dans vos couloirs. Allez, on y retourne ! »
L’échauffement reprend sous une chaleur écrasante, sur ce terrain synthétique de Lens (Pas-de-Calais) où l’équipe de France de cécifoot s’entraîne en toute discrétion, au milieu des corons et du terril 68, pyramide de poussière, dernière trace d’un passé minier révolu. Formée de joueurs aveugles et malvoyants, la team jouera son premier match paralympique le 1er septembre, face à la Chine, au stade Tour Eiffel.
La dureté de l’entraîneur surprend : « Entre dans le match et ne complique pas les choses. Pour l’heure, tu es dangereux pour le collectif, alors corrige-moi ça », ordonne-t-il à un joueur. « Toussaint est exigeant mais hyper-respecté, souffle le Dr Daniel Méric, médecin de l’équipe et ostéopathe, mobilisé derrière la balustrade en plexiglas qui, comme sur les terrains de hockey, matérialise la ligne de touche.
« Je suis un entraîneur de foot qui prépare son équipe à des échéances mondiales », considère Toussaint Akpweh, qui avait offert en 2012 à la France une médaille d’argent, aux Jeux paralympiques de Londres.
« Ils ont un handicap, j’y vois plutôt une différence et elle n’est pas au centre de mon attention, assume le coach. Ils se voient parce qu’ils se sentent, ils se sentent parce qu’ils s’écoutent, et je bosse avec eux tous les canaux sensoriels sans jamais exiger d’eux ce qu’ils ne pourraient pas me donner. Mon but est de les préparer à la tension parisienne et de les amener à se sublimer. À partir de là, il n’y a aucune place pour le compassionnel. »
Il ajoute : « Le foot pour aveugles ouvre un champ des possibles. S’ils peuvent le faire, alors plus rien ne leur sera interdit. »
Ils sont kiné, éducateur sportif, ingénieur en informatique ou accordeur de piano. Certains sont nés aveugles ; d’autres ont perdu la vue adultes, tel Hakim Arezki, victime d’une balle de la police algérienne lors d’une manifestation pour la langue kabyle à laquelle il participait, ou Fabrice Morgado, atteint par un tir en voulant s’interposer dans une bagarre en boîte de nuit.
« Ces garçons, que vous pourriez croiser dans la rue avec une canne blanche, sont capables de courir à toute vitesse balle aux pieds en se repérant dans l’espace à quelques centimètres près. Ils dribblent et frappent fort, on ne mesure pas la performance », admire le Dr Méric. « En 2006, à Clairefontaine, Raymond Domenech avait accueilli notre groupe à son entraînement. Ses joueurs n’ont pas tenu dix secondes avec un bandeau sur les yeux ! »
Gaël, le joueur qui avait fait « douter » l’entraîneur le matin, s’en est mieux tiré cet après-midi. « J’imagine que c’est pareil aux assises, on est plus ou moins bon selon les jours », philosophe l’entraîneur.
Car Gaël Rivière n’est pas seulement footballeur. Il est aussi avocat. Loin de l’image d’Épinal du pénaliste, il conseille des banques, des compagnies d’assurances, des gestionnaires de fonds au sein du département réglementation du cabinet Bredin Prat. Le saint des saints – avec quelques autres – du barreau parisien des affaires.
Si vous êtes client de ce cabinet, fondé en 1966 par Jean-Denis Bredin et un certain Robert Badinter, que vous avez une fusion-acquisition à boucler ou une levée de fonds à finaliser, évitez la date du 1er septembre. Ce jour-là, le cabinet sera dans les tribunes pour encourager son champion !
« On a réservé une centaine de places, on ne voudrait surtout pas manquer ça », s’enflamme Patrick Dziewolski, l’un des 52 associés de la firme. « Bredin Prat soutient Gaël dans son aventure olympique autant qu’il compte sur lui comme avocat. Un avocat brillant, dans une matière très technique », loue-t-il.
« Gaël est une pièce importante pour le collectif français », juge pour sa partie le coach Toussaint Akpweh, qui parie sur ses « capacités de perforation du bloc adverse ». « Il crée du jeu, il a une conduite de balle étonnante à l’extérieur des pieds qui déstabilise beaucoup la défense adverse », observe Frédéric Villeroux, capitaine de l’équipe. « J’adore le voir jouer », raconte le médecin du collectif. « Dans toutes les équipes, il y a un intello. Gaël est notre intello, un mec fantastique et d’une infinie gentillesse. »
Il est comme ça, Gaël Rivière : tout le monde l’adore. « Une personnalité hors du commun », témoigne son amie Nolwenn Mandon, qui l’a connu chez Bredin Prat.
« Au début, comme beaucoup, j’ai eu la tentation de me positionner comme aidante, plutôt que comme collègue. J’ai compris assez vite qu’il avait peu besoin des autres, même s’il a assez de délicatesse pour ne pas montrer qu’il n’a guère besoin d’aide à ceux qui lui en prodiguent. En fait, c’est plutôt lui qui soutient les autres ! On pourrait penser que beaucoup d’informations lui échappent, c’est tout le contraire. Dans sa relation aux autres, Gaël est un ami précieux, d’une rare intelligence, qui ne réfléchit pas de manière égocentrée ou égoïste. La manière dont il parvient à concilier sa carrière sportive et professionnelle demeure un mystère. Pour moi, c’est un sage ! »
À ses 5 ans, on lui a offert un vélo. Quand il a vu qu’il se débrouillait, son père lui a enlevé les roulettes : “Tu vas tomber et te faire mal, mais tu te relèveras. »sa mère
« Ma grande chance a été d’avoir des parents qui ne m’ont jamais surprotégé », raconte Gaël, visage d’ange et carrure d’athlète. « Depuis tout petit, j’ai pu faire ce que je voulais : jouer à la Play, faire du vélo, taper dans un ballon… Je ne me demandais pas si c’était possible mais comment j’allais y arriver. Le cerveau d’un enfant est très plastique. On trouve vite des astuces pour s’adapter. »
À 23 000 kilomètres de là, à Sainte-Anne, sur l’île de La Réunion, où Gaël est né il y a 34 ans, sa mère, Adeline, est sa première supportrice. « Mon fils est un bonhomme incroyable… mais vrai ! » lance-t-elle dans un éclat de rire. « À ses 5 ans, on lui a offert un vélo, comme aux autres enfants ; quand il a vu qu’il se débrouillait, son père lui a enlevé les roulettes et lui a dit : “Tu vas tomber et te faire mal, mais tu te relèveras.”
En rando, on a fait ensemble le piton des Neiges et le cirque de Mafate. On avait conscience de son handicap, mais on ne lui a jamais dit : “Tu es aveugle, alors tu ne le feras pas.” Quand, à 14 ans, il a voulu aller en métropole, on l’a laissé partir. Ce n’était pas négociable… »
Cette ancienne aide maternelle se souvient de la naissance de ce fils cadet, le 23 décembre 1989. « Il n’ouvrait pas les yeux, alors le docteur est venu. Le diagnostic est tombé très vite : Gaël était aveugle. J’ai mis trois jours avant de réagir, puis je lui ai donné le bain, je l’ai nourri sans penser qu’il allait pouvoir rire, marcher, vivre… Vous vous rendez compte que je n’ai même pas pensé à Gilbert Montagné (elle rit). Puis, un jour, dans le berceau, il m’a fait une risette. Je lui ai dit : “Tiens, tu souris, toi ?” Je l’ai pris dans mes bras, ma vie avec Gaël a vraiment commencé ce jour-là. »
Adeline et son mari, maçon, consultent à ses 6 mois un professeur. Le verdict tombe : pas assez de surface sur la cornée pour accueillir une greffe. « Mes parents ont compris qu’il n’y avait pas de perspective d’évolution », rapporte Gaël Rivière. « Ils ont décidé que je ferais avec, ou plutôt sans. C’était bien car se focaliser sur une guérison improbable n’encourage pas la construction de soi. Moi, j’avais cette petite voix intérieure pour me motiver à accomplir des choses. »
Gaël qualifie l’éducation qu’il a reçue d’« idéale », « un dosage très fin entre exigence et liberté ». « J’ai été dure avec lui, comme avec les autres, mais on lui a fait confiance et on a bien fait », dit sa mère. « Quand il nous a annoncé qu’il voulait être footballeur, j’ai dit d’accord, mais tu seras aussi avocat. » Pourquoi avocat ? « Je ne sais pas, c’était dans ma tête… Même dans les situations compliquées, Gaël a toujours une solution. Et puis ça lui allait bien. »
On souffre mais c’est pour tous ces moments fous qui, je l’espère, vont nous arriver à Paris.
En internat à l’Institut national des jeunes aveugles de Paris, Gaël découvre la ville, l’autonomie et le football pour non-voyants. Le sélectionneur de l’équipe de France passe le voir à ses 16 ans et lui dit : « Tu n’y es pas du tout mais, si tu travailles, on fera peut-être quelque chose avec toi. »
Toussaint Akpweh – déjà – l’envoie s’entraîner au centre technique de Bordeaux durant les week-ends et les vacances. Aux championnats du monde de cécifoot, en 2006, en Argentine, il joue quelques minutes sur un match de poule. Il a 17 ans. L’équipe de France, dans laquelle il a gagné sa place, ne parvient pas à se qualifier aux Jeux de Pékin (2008) mais gagne les Championnats d’Europe, en 2009 et en 2011.
Un an plus tard, aux Jeux paralympiques de Londres, le collectif trébuche en finale, face au Brésil. « Chez nous aussi, ce sont les rois, soupire Gaël. Grosse déception sur le moment, jusqu’à ce que je réalise qu’une médaille aux Jeux, même en argent, c’est tout de même énorme. »
À côté de ça, Gaël Rivière mène ses études de front. Engagé dans un cursus de mathématiques, il bifurque vers le droit. « Quand je l’ai accompagné à Assas et que je l’ai vu dans son costume, je lui ai dit “Gaël, tu es un homme d’affaires maintenant” », rigole sa maman.
Major de ses deux masters (droit des affaires et droit bancaire), il obtient le diplôme d’avocat sans coup férir. « Bredin Prat a eu assez de courage pour me proposer une collaboration, relate-t-il. Comme c’est l’un des cabinets les plus intéressants de Paris, je n’ai pas hésité. »
Depuis, il jongle avec ses deux carrières. Le cabinet a aménagé son temps, « ce qui implique que mes collègues absorbent une partie de mon travail, ce dont je les remercie », glisse-t-il, toujours prévenant.
Où sera-t-il dans 5 ou 10 ans ? « Peut-être aurai-je ouvert ma structure ou serai-je devenu associé. J’aimerais plaider davantage, tout est ouvert », envisage-t-il calmement, quand sa maman l’imagine « ténor du barreau ».
Avant cela, il a des Jeux à mener. Ceux de Londres l’avaient « plongé dans quelque chose de grandiose », alors, quand il a su, il y a un mois à peine, qu’il était sélectionné, il s’est donné à fond, comme toujours.
À la fin de l’entraînement où nous l’avions retrouvé, à Lens, il se disait « content » d’avoir été meilleur que le matin. « On bosse bien, on souffre, mais c’est pour tous ces moments fous qui, je l’espère, vont nous arriver à Paris. »
Cécifoot, règle du jeu
– Effectifs : Cinq joueurs contre cinq
– Durée d’un match : 2 x 15 minutes
– Terrain : 40 x 20 m (comme au hand )
– Règles : les gardiens et un guide placé derrière chaque but, voyants, orientent les joueurs, qui doivent crier « voy ! » quand ils s’engagent dans une action.
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