Sa voix cuivrée a accompagné tous les combats de la gauche. Le Conseil de l’ordre de Paris vient d’attribuer son nom à une salle. Figure incontestée du barreau, ancien président de la Ligue des droits de l’homme, Henri Leclerc fêtera ses 90 ans le 8 juin 2024. L’occasion, pour l’ « Humanité magazine », de revenir sur la carrière de cet avocat humaniste et d’évoquer ses colères, intactes et toujours actuelles.
Vous êtes né en 1934. Vous avez connu Pétain, l’étoile jaune, l’épuration. Qu’est-ce qui, dans votre enfance, a déterminé votre attrait pour le droit ?
L’influence de mes parents y est sans doute pour beaucoup. Mon père était agnostique, ma mère catholique, mais ils se retrouvaient sur l’essentiel : l’hostilité au régime de Vichy, à l’antisémitisme et à la peine de mort. Le respect du droit était, pour eux, une nécessité absolue. À l’école, on nous avait distribué des cartes postales de Pétain que j’avais punaisées au mur de ma chambre. « Allons, enlève ça », m’a demandé mon père. Quelques années plus tard, je l’ai vu revenir à la maison dans une colère noire.
« Ils l’ont exécuté, son avocat n’a même pas pu le défendre ! » Il parlait de Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy, condamné à mort à l’issue d’un pseudo-procès, ranimé après une tentative de suicide et exécuté – « les jours de Pierre Laval ne sont plus en danger », avait écrit le procureur général pour autoriser sa mise à mort. Mon père a dû percevoir mon incompréhension. Pour mes 14 ans, il m’a offert le livre d’Albert Naud, qui avait été commis d’office pour Laval et n’avait pas pu le défendre. Cette lecture m’a profondément marqué. J’ai compris que le procès Laval avait été un simulacre et que le droit, dans cette affaire, avait servi d’alibi.
Ce même Albert Naud, quelques années plus tard, vous recrutera au sein de son cabinet…
Mes parents, tous deux fils d’instituteurs, auraient préféré me voir devenir magistrat, mais mon tempérament m‘a toujours poussé à défendre plutôt qu’à juger. La justice, je peux l’espérer mais je ne peux pas la dire. Je n’arrive pas à me mettre en surplomb. Je préfère aider quelqu’un, l’accompagner, « le rendre malgré tout sympathique », comme m’a dit un jour Albert Naud.
Ce dernier, qui avait grandi dans la misère, avait rejoint le réseau du musée de l’Homme et fait de la prison pendant la guerre. Il était de droite, mais il avait défilé pour Sacco et Vanzetti, deux anarchistes américains accusés sans preuve et finalement exécutés. Comme moi, il était très hostile à la peine de mort. Comme moi, il détestait la haine, à plus forte raison quand elle est collective. Nous nous sommes très bien entendus.
La haine collective, vous en avez fait les frais, lors de l’affaire Richard Roman…
Je me suis fait casser la gueule lors d’une reconstitution, en 1989, à La Motte-du-Caire. L’opinion publique voulait absolument que mon client, Richard Roman, soit coupable de la mort atroce de la petite Céline, qu’il avait avouée au cours d’une garde à vue scandaleuse avant de se rétracter devant le juge. Il n’y était pour rien. Sa vie en a été bousillée. Moi, je n’ai eu que quelques coups. Mais j’ai vu la foule hurlante, celle pour qui la haine devient un carburant interne, capable de toutes les violences.
Tout le monde a le droit à une défense, mais pouvez-vous défendre tout le monde ?
Pas toujours. J’ai été commis d’office pour deux militants de l’OAS. Le premier revendiquait la supériorité de la race blanche, j’ai demandé à être dessaisi, je ne pouvais pas défendre quelqu’un dont je combattais publiquement les convictions. Le deuxième avait été bouleversé de voir sa mère chassée de sa maison natale, où tous ses ancêtres étaient enterrés : celui-là, je l’ai gardé. L’avocat a la charge de la fraternité. Pour bien défendre, il faut comprendre son client, tenter de le réconcilier avec les autres, le tirer vers le haut.
Et puis, il y a le dossier. Mon ami Thierry Levy disait : « Je me moque de la vérité, mon problème est de me battre contre la peine. » Je ne suis pas d’accord. Moi, je dois croire à ce que je dis. À partir des failles du dossier, je critique la vérité établie et j’en propose une autre. Si on n’a aucune chance d’aboutir ainsi à une peine modérée, il m’est arrivé de dire à un client : « Je vous défends si vous avouez. » Jacques Vergès pratiquait une défense de rupture, le procès était la poursuite de la lutte sous une autre forme. Moi, je ne suis pas hostile à un certain compromis, s’il me paraît juste.
Vous avez connu la peine de mort…
Oui. Pendant la guerre, puis à la Libération, les exécutions étaient très fréquentes, la radio les annonçait le matin, on en discutait dans la cour d’école. Plus tard, j’ai eu à défendre à six reprises des clients pour lesquels la peine de mort avait été requise. Ces moments sont parmi les plus durs, les plus vertigineux, les plus intenses de ma vie d’avocat. À chaque fois, j’ai fait appel à l’humanité des jurés. « Regardez le cou de cet homme. Vous allez le faire couper ? » Et ça a marché. Mes clients ont tous échappé à la peine capitale.
Comment définiriez-vous votre rapport à la politique ? À l’engagement ?
J’ai toujours été engagé. Ça a commencé à coups de poing, à la fac, contre Jean-Marie Le Pen. Puis, je me suis inscrit au PCF, mais je l’ai quitté au bout de deux ans, indigné par l’exclusion du biologiste Marcel Prenant, qui avait exprimé son désaccord avec les thèses de Lyssenko. Après un passage par l’UGS (Union de la gauche socialiste), un petit parti qui recrutait chez les déçus du communisme et du socialisme, j’ai rejoint les instances du PSU (Parti socialiste unifié), aux côtés de mon ami Michel Rocard, jusqu’à ce que ce dernier se rapproche du PS en 1972. Pour moi, ce choix était impossible, je n’ai jamais pardonné à Mitterrand l’exécution du militant communiste Fernand Iveton pendant la guerre d’Algérie. Rallier la Ligue des droits de l’homme s’est alors imposée à moi : il ne s’agissait plus de conquérir le pouvoir mais d’en contester les abus.
Vous avez été très lié au mouvement de Mai 68. On vous a même surnommé l’« avocat des gauchistes »…
J’avais dix ans de plus qu’eux, mais j’étais fasciné par leur volonté de changer la vie, la société, et je partageais leur aspiration à la liberté. Le cabinet que nous avons monté après Mai 68 avec des amis, la SCP d’Ornano, tentait de mettre ces principes en pratique : les honoraires étaient partagés et nous nous efforcions d’assurer une permanence ouverte à tous, au prix d’une consultation médicale. La répression contre les gauchistes était féroce. Devant la Cour de sûreté de l’État, des vendeurs de la « Cause du peuple » prenaient régulièrement deux ans de prison.
Le qualificatif de « terroriste » leur est encore, parfois, attribué…
Un jour, Patrick Devedjian m’appelle. Proche de Charles Pasqua, militant à Occident, il voulait que je l’aide à défendre un Arménien accusé d’une tentative d’attentat contre un ambassadeur turc : « J’ai besoin d’un spécialiste de la défense des terroristes. » Je lui ai fait part de mon étonnement. « Oui, mais cette fois, la cause est juste ! » m’a-t-il répondu. La notion de « terrorisme » doit être questionnée. Dans l’affaire des Moudjahidin du peuple, le juge Marc Trévidic l’a confrontée avec la notion de « résistance à l’oppression », reconnue par la Déclaration des droits de l’homme comme un droit imprescriptible et naturel, à côté de la liberté, de la propriété et de la sûreté.
Une interrogation très actuelle…
Le massacre du 7 octobre peut-il être considéré comme un acte de résistance à l’oppression ? Je ne le crois pas. On peut combattre un adversaire, on ne le massacre pas. La réponse israélienne, cette violence aveugle dirigée contre tout un peuple, est évidemment inacceptable. J’ai toujours soutenu les Palestiniens contre la colonisation israélienne. Ce qu’ils subissent est abominable.
La justice intéresse-t-elle le citoyen ? Où sont les grandes figures qui, jadis, défendaient les grandes causes ?
Tant qu’il n’est pas directement concerné, le citoyen reste assez éloigné du monde judiciaire. Mais, avant Mai 68, la justice était complètement subie. Puis, le Syndicat de la magistrature a été créé. Et nous avons fondé le Mouvement d’action judiciaire et sa revue, « Actes », qui tentaient de développer une réflexion sur le sens de la peine, les lois sécuritaires, le rapport du citoyen au droit. Tout cela a nourri les réformes que la droite, dont le gouvernement actuel, est en train de détricoter. Quant aux personnalités engagées… il y en a encore, mais on les entend moins. En 2022, j’ai participé aux états généraux de la justice. Jean-Marc Sauvé, le président du comité qui a rédigé le rapport, a été remarquable. Mais ce qu’il a dit n’a pas franchi la barrière médiatique…
Quelles sont vos plus grosses colères d’avocat ?
La première, c’est à propos de la surpopulation carcérale. On a la chance d’avoir une contrôleuse des prisons qui fait très bien son travail (Dominique Simonnot – NDLR), mais la situation, notamment dans les maisons d’arrêt, est affreuse. Les états généraux de la justice ont conclu qu’il fallait diminuer le nombre de prisonniers. Résultat : on en a chaque mois un peu plus. C’est dramatique ! Les grands voyous que j’ai défendus me l’ont tous dit : c’est en prison qu’ils ont commencé leur carrière.
Vouloir supprimer l’excuse de minorité, comme le suggère le gouvernement, me met dans une colère noire. La politique en matière d’immigration, elle aussi, me met en rage. Comment peut-on la réduire à des lois de police ? Autre sujet : la création des cours criminelles. Les jurés ne sont plus, aujourd’hui, les témoins privilégiés du fonctionnement de la justice criminelle. C’est une faute. Vous voyez, ce ne sont pas les colères qui manquent…
L’extrême droite et ses idées ont le vent en poupe… À quoi tous ces combats ont-ils servi ?
Évidemment, on peut se poser la question. C’est même à se demander si, sur certains plans, on n’a pas reculé… Jadis, la crise sociale profitait à la gauche. Aujourd’hui, une majorité d’ouvriers et de gens des classes défavorisées pensent que l’extrême droite est la seule force à pouvoir les défendre : la révolte contre les injustices amène à souhaiter plus d’autorité. C’est terrible, car les idées d’extrême droite nous mènent directement dans le mur ! Où avons-nous failli ?
L’échec de la gauche, plus particulièrement sous la présidence de Hollande, y est pour beaucoup : elle n’est plus apparue comme l’incarnation des couches défavorisées. Face au terrorisme, elle n’a su proposer que la déchéance de nationalité et les lois d’urgence. Peut-être n’a-t-elle pas assez cru à sa victoire ? Peut-être ma génération aurait dû davantage se battre pour participer directement au pouvoir… Je ne suis pas défaitiste. Nous ne sommes pas morts. La situation est difficile, certes, mais on peut se battre.
Vous évoquez rarement l’Europe…
Je me souviens de mon enthousiasme en découvrant, adolescent, le très beau texte de Victor Hugo sur « les États-Unis d’Europe ». L’Europe est, à mes yeux, un objectif essentiel. La Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice à Luxembourg ont fait beaucoup pour la liberté d’expression. Au moment où même les États-Unis, cette grande démocratie, sont en train de flancher sur les droits de l’homme, les pays européens apparaissent comme le dernier refuge d’une défense collective. Évidemment, sur le plan économique, c’est autre chose. L’Europe ne me rassure pas. À la mondialisation de l’économie, nous ne devons opposer qu’une chose : la mondialisation des droits. C’est ça ou la mort.
Quels sont les grands combats à mener ?
La bataille essentielle, c’est le féminisme. La situation des femmes est encore, dans beaucoup d’endroits, l’objet d’un mépris terrible. Il y a des progrès énormes à faire et, même si ça avance, même si les abus sexuels sont enfin pris au sérieux – avec des excès, comme la sacralisation systématique de la parole de la femme –, ce n’est jamais gagné. À chaque congrès de la Ligue des droits de l’homme, au début du XXe siècle, le vote sur l’égalité des droits civiques l’emportait, mais il y avait toujours une poignée d’adhérents pour voter contre. Ça m’a toujours étonné.
Être avocat, au fond, qu’est-ce que c’est ?
C’est aimer l’homme malgré lui, avec ses failles, ses imperfections. La vérité est multiple, parfois contradictoire, jamais aussi claire qu’on le croit. J’ai raccroché la robe, mais j’aime toujours autant la défense, qui n’est pas uniquement la défense pénale. Il y a quelques années, j’avais eu pour client un paysan dont on avait pris l’exploitation pour y construire une ville moderne. J’avais tout gagné, on lui avait tout remboursé, ses terres, sa récolte, ses bâtiments. Un jour, cet homme m’appelle, en larmes : « Il y a des bulldozers dans mon champ de blé ! » Je lui explique que ce champ n’est plus à lui. Il n’y a rien à faire. Il est désespéré. Je le rejoins. Et nous avons pleuré ensemble, en voyant les pelleteuses arracher ces épis mûrs. C’est aussi cela, défendre.
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